Les ombres.

J'aimais la nuit et son obscurité, les ombres du soir me ramenaient à tant de souvenirs, pas de ceux dont on voulait se rappeler, mais il le fallait quand même. Oublier c'était se protéger en fermant les yeux pour ne pas voir le monstre, c'était ignorer son danger pour ignorer la peur, et on n'était jamais si vulnérable qu'en étant si faiblement exposé. J'avais appris à faire face aux coups qu'on me portait pour mieux les éviter, puis, pour mieux frapper le premier. Aujourd'hui je ne me battais plus contre la noirceur mais je la savais rôder encore.

Je dormais mal, je dormais pas, le sommeil se refusait à moi comme si j'étais indigne de lui. Morphée me punissait en m'obligeant, des éternités, à fixer le plafond, descendre sur les murs, témoigner de tous les bagages de cette existence. De mon présent j'abdiquais mon passé, j'essayais de m'expier de mes fautes, elles existaient toujours. On n'effaçait pas sa vie comme un tableau de cours, y avait pas d'éponge magique. Mes paupières restaient grandes ouvertes.

Alors je marchais comme si j'allais quelque part, du pas d'un homme perdu. L'extérieur m'offrait sa grandeur, je respirais, ma chambre ne m'écrasait plus. Ou peut-être était-ce de mon esprit que je me libérais, à ça je voulais pas y penser, j'avais droit au déni, moi aussi.

Je sortais mon paquet de ma poche pour prendre une cigarette, ce qu'il en restait, tordue comme si je m'étais assis dessus, probablement l'avais-je fait. Le cherchant, je ne trouvais pas mon briquet. J'étais trop loin pour rentrer, il était trop tôt, j'avais besoin de cet air encore.

A cette heure tardive j'étais seul mais une silhouette se détacha au loin. Peu importait de qui il s'agissait, peu importait si je l'effrayait, j'approchais sans douceur, sans prudence.

" - Eh, t'aurais pas du feu ? "

Personne ne s'aventurerait de la sorte sans, pour se protéger, une dose de nicotine.

Les ombres.

ft. everyone

Putaiiin j'peux pas dormir ! Franchement c'est le comble. J'ai été crevée TOUTE la journée, j'ai galéré à tenir debout, ou plutôt assisse en amphi sans tomber dans les pommes, et voilà que j'arrive plus à fermer l'oeil quand c'est l'heure de DORMIR comme les gens normalement constitués. Faut vraiment que j'arrête de boire, que je me trouve un rythme sain, faut que j'arrête mes conneries. Mon portable affiche 2:16, ça veut dire qu'il me reste très exactement 4:44 de temps de sommeil. LA LOSE. Bon, tant pis. Je vais prendre l'air. A défaut de m'épuiser ça m'aérera l'esprit. Je fais rarement le point sur ma vie parce que je préfère pas y penser mais quand ça s'impose à moi comme ce soir je ne peux pas reculer. Y'a pas d'échappatoire, c'est comme ça. Bah fuck it ! C'est l'heure de m'en griller une.

Ma première bouffée de cigarette me rassasie instantanément alors que j'entame ma marche vers nowhere. C'est fou à quel point les allées du campus sont mortes à cette heure-ci. Ok, il est tard, mais la moyenne d'âge des résidents de Westend city tourne autour de 23 ans alors QUAND MÊME, il pourrait y avoir quelques rebelles perdus, deux/trois zonards inspirés, mais non. D'habitude c'est moi la rebelle, sauf que j'en ai trop fait cette semaine. J'étais censée me reposer ce soir. Quelle réussite !

Ahh. C'est agréable. J'adore sentir la fraîcheur saisonnière chatouiller mes joues mais, damnit, ça a l'air de me réveiller encore plus... Argh, si je pouvais je prendrais un jet privé direction Las Vegas où le jeu ne dort jamais ! J'ai besoin d'animation là, j'ai besoin de voir des lumières clignoter de partout ! Et en même temps je sens mon corps fatigué me lâcher, j'ai comme la sensation de flotter au lieu de marcher. Je suis à bout mais ma tête suit pas. C'est le bordel...

- Eh, t'aurais pas du feu ?

AAH ! Mais il m'a fait peur ce con, je l'ai pas entendu venir et il vient de me faire sursauter comme un chat qui bondit avec son poil tout hérissé !! Eh mais, c'est Ed ? Ouais, c'est Ed. Il est dans ma confrérie, un esprit tordu lui aussi mais j'ai du mal à le cerner. Pas vraiment étonnant de le croiser en dehors de la maison à cette heure.

- Putain Ed ! Tu veux qu'je meure ou quoi ?? Tiens.

J'ai pas mis longtemps à farfouiller ma poche avant de trouver mon briquet pour le lui tendre.

- T'arrives pas à dormir ou tu reviens de soirée ?

Pendant que je me remets de mes émotions je vais un peu à la pêche aux infos mais je suis aussi curieuse. Il a pas l'air en grande forme le Ed...

L.

L'expression qu'arbora la jeune femme que je pris peu de temps à reconnaître à l'entente de ma voix, cette grimace, cette surprise, me firent sourire. Nous partagions la même confrérie, et tout autant notre don pour animer comme il se devait une fête, même si elle me devançait encore sur ce terrain. Skye ne me paraissait jamais fatiguée, son verre ne quittait pas sa main, pas plus que cet air que je jugeais presque crédule. En tous cas je ne m'en souvenais pas autrement.

« - Putain Ed ! Tu veux qu'je meure ou quoi ?? Tiens. T'arrives pas à dormir ou tu reviens de soirée ?

- Y en a qui ont la vie dure Skye, je travaillais ce soir.

C'était pas vrai, mais elle comprendrait vite que j'avais pas la gueule d'un mec qui s'était amusé, pas non plus celle d'un autre hanté par ses insomnies, mais j'avais pas envie qu'elle choisisse de quel côté pencher. De toutes manières je faisais tellement parti du décor, chez Joe, que même lorsque j'y étais pas, j'y étais encore. Un peu comme un meuble qu'on avait tant l'habitude de voir qu'on l'imaginait quand on le déplaçait. J'étais ce fauteuil dans le coin, celui qu'on oublie pas, celui qu'on cherche toujours du regard, dont on sait qu'il bougera pas, une assurance que certaines choses restent les mêmes, celui qu'on veut parfois jeter de lassitude. Je me retapissais pour me renouveler, j'avais ce goût qui changeait assez pour plaire. Et soudainement, je disparaissais.

- Et toi, qu'est-ce que tu fais là ? Impossibles que tu quittes une soirée à cette heure-ci. T'es en poses ? Tu comptais dormir et on t'a appelé pour un plan ? »

Si elle pouvait m'embarquer avec elle, je me disais et bien pourquoi pas. J'évitais de boire seul mais c'était tout de suite plus acceptable lorsque j'étais entouré. Où qu'elle aille, et peu importe avec qui, si elle laissait sous-entendre cette éventualité je la suivrai. Si elle l'omettait je m'arrangerai pour qu'elle change d'avis.

Quant à l'idée que je me trompais ... C'était peu probable, mais on avait tous nos secrets, j'étais personne pour l'ignorer, j'étais même moi pour le savoir. Ce serait une autre distraction que j'adorerai, creuser jusqu'à découvrir les dissimulations des autres, ça me permettait de récupérer leur terre pour enfouir plus les miennes.

Les ombres.

ft. everyone

- Y en a qui ont la vie dure Skye, je travaillais ce soir.

- Ah mais ouais, tu bosses ! J'avais complètement zappé. Moi qui croyais que t'errais dans le noir pour entretenir le mystère autour de toi ! Je pensais même que tu répétais tes entrées pour créer un max d'effets, genre soldat déchu qui marche au ralenti et tout le bordel, tu vois !

C'est vrai ça, pour moi Ed c'est le mec nonchalant avec son petit air de voyou qui surgit de nulle part dans l'obscurité et toutes les minettes adorent ça. C'est la première fois que je me permets de le taquiner ouvertement à ce sujet, tiens ! Est-il seulement conscient de tout ce que les gens disent ? Je sais pas trop s'il en joue ou si c'est inné. Sûrement qu'il s'en fout. Ed, quoi...

- Et toi, qu'est-ce que tu fais là ? Impossible que tu quittes une soirée à cette heure-ci. T'es en poses ? Tu comptais dormir et on t'a appelée pour un plan ?

Décidément, on croit se connaître et on se plante comme des bleus.

- Raté ! Je vais te surprendre mais je devais dédier cette nuit au repos et tu vois, c'est pas une franche réussite. C'est moi qui me retrouve à errer comme une âme en peine pour m'improviser une image torturée, du coup.

Et puis, j'ai une idée. Je le regarde, petit sourire malicieux en coin, et je me lance.

- Ca te dit qu'on tue le temps ensemble ? Dylan et sa clique sont posés dans les jardins près du lac là, j'étais pas censée venir mais ils seront pas surpris de voir que j'ai aucune parole. Y'a sûrement d'autres gens et ça risque d'être ambiance posée avec des guitares et quelques bières. Avec un peu de chance il en reste mais de toute façon je pensais passer à l'épicerie prendre un truc plus corsé. Tu viens boire un coup ? A moins que t'aies une meilleure idée, mais s'il te plaiiit viens on fait un truc cool ! Je me vois pas rentrer et j'ai besoin de me changer les idées.

Même que je fais les yeux doux. Je suis tellement corruptible...

L.