Cette deuxième année universitaire, Abigaël la vivait différemment de la première. Elle voyait les confréries débaucher leurs nouvelles recrues et les martyriser, mais cette fois, elle n’était pas de la partie. Leurs petits jeux de pouvoir et d’ascendance pouvaient bien se donner sans elle, ce n’était pas une exclusion qui la chagrinerait trop. Elle avait toujours préféré s’éloigner de toute cette toxicité plutôt que l’encourager en y participant.

Contrairement à ce qu’on s’était amusé à lui faire croire, ce n’était pas ce qui tuait sa vie sociale. Elle était plus animée que celles de bien d’autres et elle n’avait pas besoin pour ça se se cacher derrière un alphabet grec qui la lierait de force. C’était elle qui choisissait ses amis, et mieux que quiconque aurait pu le faire. Elle assumait sans mal son statut d’outsider qu’il lui semblait avoir porté toute sa vie.

Certains de ceux qui composaient son cercle étaient d’ailleurs déjà attablés, elle les voyait à travers la foule depuis sa place, alors qu’elle emplissait son plateau. La cuisine de la fac était d’une qualité surprenante qui ne donnait pas envie de fuir dès qu’on présentait un plat. Elle ne s’y serait jamais rendu sinon, ce n’était pas comme si elle comptait ses sous. Malgré tout ce qu’ils pouvaient penser d’elle sa famille ne la restreignait aucunement de ce côté-là.

Un mouvement dans son dos l’alerta, et elle eut à peine le temps de se retourner qu’elle entendit le ton monter. Deux étudiants - dont la blancheur jadis immaculée du pull de l’un s’était tachée de rouge - échangeaient avec animosité.

« - Mais t'es pas bien, t'es un grand malade !

- Pardon. J'ai fait un faux-mouvement. Peut-être que la prochaine fois, t'essaiera de pas me coller d'aussi près.

Sans se soucier du reste de la cantine Abigaël les dévisagea. S’ils étaient tous deux bruns, c’était la seule similitude qu’elle trouva en eux. Le premier était si soigné (oubliant ce qui l’habillait désormais, elle avait compris que ce n’était pas de son fait) qu’il aurait pu sortir d’un défilé, descendre le podium pour une pause en régie. Le second était plus ... Négligé ? Ce n’était pas le mot. Désinvolte, peut-être.

D’un mouvement brusque celui qu’on avait bousculé posa dans l’entrechoquement de couverts et d’assiettes son plateau sur les rails et réduisit l’espace qui le séparait de son adversaire.

- T’as cru que j’étais aveugle ? C’est quoi ton problème exactement ?

La jeune femme n’avait aucune intention d’intervenir, ça ne la regardait pas, mais toute cette histoire était ridicule.

- Tu peux peut-être faire partir la tâche, mais il faut s’en occuper maintenant. Plus tu attends et plus elle s’incrustera. »

Un sourire moqueur se lisait presque sur ses lèvres et on pouvait le deviner dans son regard. Ces démonstrations publiques ne servaient à rien d’autre qu’à se faire voir, et elle avait assisté à ça assez longtemps pour difficilement le supporter. C’était une réaction logique face à un comportement qu’on était incapable de comprendre que de vouloir le faire disparaître.

Comme il fallait s'y attendre, la fatalité qu'imposait la stupidité, loin de se calmer l'autre s'énerva plus encore en s'en prenant à elle. Il devait d'ailleurs intérieurement se ravir de son intervention : c'était plus simple de s'attaquer à une gamine d'une bonne trentaine de centimètres de moins, et sans nul doute plus sûr.

« - Mais je t'ai parlé à toi, grognasse ?! C'est du cachemire, abrutie, il est fichu ce pull !

Abigaël se mordit la lèvre pour ne pas rire. Grognasse, quand avait-elle entendu ce mot (était-ce même une véritable insulte) pour la dernière fois ? S'il voulait l'offenser ou lui faire peur – en imaginant qu'il le puisse – ce ne serait pas avec un vocabulaire si primaire que celui-ci.

- Oh ! Tu redescends là ! Ton gilet a une tâche, c'est pas la fin du monde, ajouta celui qui l'avait bousculé perdant de toute évidence lui aussi patience.

- Surtout que tu n'as qu'à aller demander à tes parents de t'en racheter un parce que – malheur – tu as trébuché dans la file de la cantine et renversé tout plein de sauce tomate sur toi. Je suis sûre qu'ils comprendront ta situation délicate.

L'avantage avec l'allure qu'elle avait, c'est qu'on ne pouvait deviner qu'elle était aussi de bonne famille. Elle en parlait peu, et il fallait faire le rapprochement entre ses sœurs et elle pour être capable de le deviner. Si elle se jouait de ça chez les autres, elle ne les catégorisait pas pour autant. On ne choisissait pas où on naissait, juste un peu plus ce qu'on devenait.

- Et pardonne ma méprise, reprit-elle après une pause infime, j'ai un instant cru que tu t'adressais à tout le self étant donné à quel point tu t'amuses à parler fort. Ce n'est pas pour interagir avec ton public ? »

Son sourire, en toute hypocrisie non dissimulée, étant plus provocateur encore que ses piques. Elle ne s'énervait pas mais savait répondre autrement. Qui pensait-il pouvoir traiter ainsi ? Son attitude ne la touchait pas, elle aurait pu partir comme si de rien n'était, mais certaines personnes méritaient qu'on les remette à leur place. L'ignorant, elle se servit un yaourt qu'elle posa à côté de son assiette.

Alors que la situation semblait s’être calmée, Abigaël sentit un choc dans son dos qui la propulsa légèrement en avant, elle dut même se retenir au présentoir du self. Sa hanche frappa la barre de métal mais elle considéra à peine la douleur dans la précipitation. Elle se retourna vivement tandis que le pitbull enragé qu’elle croyait avoir calmé aboya à nouveau :

«  - SALE PLOUC ! VOUS ALLEZ VOUS EXCUSER TOI ET TA S***PE !

Et bien sûr, lui se contentait d’être un plouc (c’était presque de l’acabit de grognasse) et elle se prenait une insulte d’une violence incomparable. C’était une des rares prêtes à l’énerver vraiment, les mots avaient un sens et elle ne supportait pas qu’on en use comme si ce n’était pas le cas. Elle échangea un regard avec le garçon qui l’avait malencontreusement bousculée et le fait qu’il semble aussi écœure qu’elle la canalisa.

« - Et sinon quoi ? Tu vas venir nous donner une petite fessée ?

Abigaël aurait souri s’il avait dit ça sur un autre ton, c’était presque une phrase qui aurait pu sortir de sa bouche, mais sa froideur était à la limite de devenir angoissante.

- Oh, ça va, intervint-elle la première d’un ton calme, tu veux être aussi ridicule que lui ?

Puis, se tournant vers l’autre sans s’adresser à lui pour autant.

- Ce n’est pas parce qu’il a envie de se montrer dès les premiers jours comme un enfant capricieux incapable de gérer sa frustration que tu dois te comporter pareil. Les premières impressions comptent. »

Les sous-entendus de sa dernière phrase étaient clairs pour une personne si soucieuse de son allure. Comme pour ajouter une nouvelle touche à l’absurdité de la situation, une cantinière s’approcha d’eux, pelle et balais à la main.

Les deux garçons, qui auraient en toute logique dû nettoyer le carnage qui s'étendait au sol et dont ils étaient responsables (Abigaël n'avait pas tous les détails), en profitèrent pour s’éclipser. La noirceur du regard qu'elle jeta à leurs dos en fuite les aurait poussés à partir plus vite encore, s'ils lui avait prêté le moindre intérêt.

L'étudiant restant, qu'elle avait involontairement défendu, la questionna sur son état. Il l'avait heurtée assez violemment, et elle plus encore la surface face à eux, mais la sensation qu'avait laissée l'impact s'estompait déjà. Elle n'avait pas eu le temps de la ressentir dans la précipitation.

« - Ça va, tu t'es pas fait mal ?

- Non, c'était rien. Et toi ?

Elle le vit s'abaisser pour aider la cantinière à tout ramasser, ce qui à deux fut terminé presque dans l'immédiat. La jeune femme aurait pu se joindre à eux, ne serait-ce que pour la forme, mais elle jugeait que ce n'était pas à elle de le faire et elle aurait eu l'impression de remplacer les véritables fautifs. De toutes manières ils n'allaient pas se battre à trois pour tenir un pauvre balais.

- Je n'ai pas eu le temps de comprendre ce qu'il s'est passé, tu les connaissais ? »

Leurs plateaux, miraculeusement intactes, purent reprendre leur route et le service continuer. Bien qu'elle ait eu l'impression que l'altercation ait duré une éternité, elle ne s'était étalé que quelques minutes. Abigaël s'était un instant sentie hors de l'université et c'était à peine qu'elle remarquait les rares regards persistants sur eux. Avoir été le centre de l'attention ainsi la gêna. Peu importe ce qu'on pouvait en croire en la regardant, elle détestait se donner en spectacle.

HRPG:

Abigaël s'apprêtait à s'éloigner pour tenter de rejoindre ses amis, mais une remarque du jeune homme la retint. Tout en gardant un œil sur le petit groupe, elle l'écouta.

« - Merci, au fait. En vrai, si t'étais pas intervenue, c'est stupide, mais je crois que ça aurait dégénéré. J'ai pas ton sang-froid.

- De rien alors. Je t'apprendrai si tu veux, un peu de mépris et tu ne les vois même plus.

Le mot n'était pas le bon, son calme olympien s'expliquait autrement. Seulement elle savait qu'il n'y avait aucune recette miracle autre qu'un travail sur soi, et elle ne comptait en réalité pas jouer les professeurs. Les donneurs de leçons l'avait toujours irritée et elle préférait disperser un peu d'inexactitude dans un ton plus léger.

- Tu devais rejoindre des potes ? Ça te dit qu'on mange ensemble ?

Elle entrouvrit la bouche pour lui proposer de se joindre aux siens, mais elle se tut en voyant les étudiants se lever et s'approcher de la sortie. Et elle alors ? Ne pouvaient-ils pas faire l'effort de l'attendre, même si elle ne les avait pas prévenus de sa venue ?

Revenant à la proposition que lui avait fait son camarade d'infortune, elle lui sourit en l'acceptant. Ils avancèrent jusqu'à la table la plus proche et y posèrent leurs plateaux, s'installant.

- Je ne sais même pas comment tu t'appelles, fit-elle remarquer, Si je peux avoir l'honneur que tu te présentes. »

Comme si elle y était forcée, chacune de ses phrases se teintait d'une pointe de sarcasme. Ceux qui ne la connaissaient pas assez avaient tendance à la penser hautaine (s'ils savaient le déceler), d'autres y voyaient juste un humour particulier.

Abigaël se contenta de hocher la tête en l'écoutant. Il lui arracha même un sourire en reprenant ses termes, qu'il n'avait pas dû si mal prendre, et même comprendre. C'était rare que les inconnus n'aient pas besoin de plus de temps d'adaptation et elle avait toujours l'impression d'être face à des personnes d'une certaine intelligence lorsque ça arrivait. À tort ou à raison.

Elle ne l'aurait pas imaginé boxeur, ceci-dit elle non plus ne remplissait pas toutes les cases de son cursus. Les stéréotypes l'agaçaient, elle faisait tout pour les éviter même si nul n'y échappait éternellement, et ressentait une satisfaction imméritée lorsqu'ils étaient contrés.

" - Abi, je suis en deuxième année de sciences politiques.

Le dévisageant en dévissant le bouchon de sa bouteille d'eau, elle redoubla d'effort pour savoir si elle le connaissait ou non. Il ne lui évoquait décidément rien, mais nombreux étaient les élèves à arpenter les couloirs de l'université. Elle n'avait même pas vu de poste le concernant chez l'étudiant mystère. Certes, la démarche de cet anonyme pouvait s'apparenter à du harcèlement et elle le déplorait, mais n'échappait pas aux rumeurs qu'il divulguait plus qu'un autre. Leur Dan Humphrey était aussi doué que l'original.

- Tu étais déjà là l'année dernière ? »

Un autre détail s'imposa à elle : il n'était probablement pas un outsider, où cette fois-ci elle aurait été forcée de le remarquer. Elle l'observa avec plus d'attention pour deviner à quel groupe il appartenait. Comme il était un sportif, les Thêta peut-être, mais en théorie ceux-ci n'étaient pas les boucs émissaires des autres alors que lui s'était un peu plus tôt fait embêter. Surtout, ils pactisaient rarement avec des gens comme elle. Mystère, donc.

Ce n'était de toute évidence pas sa mémoire, ni son sens de l'observation, qui lui faisaient défaut. Il était un nouveau venu, qui plus est comme elle l'avait supposé un court instant, chez les Thêta. Le fait qu'il soit bizut expliquait qu'il ne connaisse pas encore toutes leurs règles, ou peut-être y était-il réfractaire ...

Son regard ne trahit rien mais elle se demanda une seconde quelle serait la différence entre ce qu'il représentait aujourd'hui et ce qu'il serait à la fin de l'année. Elle en avait vu beaucoup évoluer au contact de leurs aînés, et pas qu'en bien. L'influence qu'ils pouvaient avoir était plus importante qu'on ne l'imaginait en les rejoignant.

« - Et toi ? Les confréries, tout ça ? T'en fais partie ?

Quelle question. Son sourire se fit plus vague, presque provoquant, et elle se contenta de secouer négativement la tête. Qu'ils s'adonnent à cette comédie sans elle, on avait essayé de la conformer aux attentes d'un groupe assez longtemps pour qu'elle ne s'impose pas cette charge encore. Avant même sa journée de pré-rentrée, avant même de s'inscrire à la W.U., elle savait qu'elle ferait l'impasse sur ce pan de sa vie universitaire. Ce n'était pas les conseils de ses parents ou de ses sœurs qui l'auraient fait changer d'avis, pas plus que leurs présentations auxquelles elle avait assistées. Elle ne les tenait pas en très haute estime, sans essayer de condamner personne.

- Et alors ? L'envers du décor est aussi effrayant qu'il le paraît ? »

Elle exagérait, il n'était pas non plus chez les alpha. Le poids qu'on leur imposait était tout de même important, probablement parce que la popularité qu'on leur octroyait au lycée leur manquait. Était-ce ce qu'ils recherchaient en se rapprochant tant de leur royauté populaire ?