Au milieu du campus, là, tout près, une silhouette se détachait. Une silhouette que j'avais aucune envie de voir, aucune envie de reconnaître, qui n'avait rien à faire là. Que j'étais incapable d'ignorer.

J'ai eu peur, ou c'était de l'angoisse, ou de l'appréhension, de la terreur, je sais pas, ça m'a tétanisé. J'ai plus su bouger et je le fixais. C'était une ombre sans visage qui aurait du s'effacer avec le soleil, et il y avait les ténèbres dans ses yeux, l'enfer au fond de son regard.

Entre mes doigts la chaleur de ma cigarette qui se consumait, se gaspillait, me ramena à la réalité et je tirais la dernière taffe qu'il en restait, la jetait sans regarder où elle roulait. Tout mon attention était focalisée sur ce point sombre au loin, cette obscurité qui m'attirait tout en me repoussant.

J'avais plus peur, c'était trop tard pour ça, c'était passé, j'étais plus victime, j'étais le juge. En de grandes enjambées rapides je m'approchais, je courrais presque, et d'une main violente je saisis son épaule et le retournais pour qu'il me fasse face.

« - Qu'est-ce que tu fous ici ?

Putains. C'était pas lui, et y avait cette hargne dans ma voix, ce corps qui tremblait, ou alors c'était dans ma tête et je tremblais de nul part, toute cette rage, et ce n'était même pas lui. J'avais l'impression de respirer à nouveau. Ça m'était égal de passer pour un con. Ça m'était égal qu'on ne comprenne pas mon comportement. Personne n'avait jamais comprit de toutes manières.

Je repris ma main et reculais d'un pas. Un sourire en coin, un peu moqueur.

- C'est quoi cette tête, je t'ai fait peur ? »

Le gars que j'avais arrêté semblait perdu, entre ici et ailleurs, suspendu par un temps qui n'appartenait qu'à lui. Peut-être que je devais avoir peur, que j'avais arrêté un fou, un parmi tant d'autres, et qu'il valait mieux que je m'éloigne avant qu'un éclat incertain fasse basculer son esprit. J'étais plus fort pour sûr mais je connaissais cette rage, cette adrénaline incontrôlée, qui venaient puiser dans des ressources qui n'existaient pas pour attaquer un ennemi invisible. En moi je préférais faire taire cette part, qu'elle sommeille gentiment, calmement, qu'elle comate et y crève.

Ses balbutiements ne démontrèrent rien d'autre que son incompréhension, je l'avais surpris, je le savais déjà. Il ne sut même pas finir sa phrase et je compris qu'il n'était qu'un enfant que j'intimidais, tant par ma brusquerie que par mon ombre. Il dirait que ce n'était rien, et il s'en irait, rentrant dans le trou duquel il s'émergeait, se rendant à ses premiers cours, rejoignant des amis, je m'en foutais.

« - Est-ce que ça va ?

C'était quoi cette question ? Je l’agressais et il s'inquiétait de mon état, pas de façade mais sincèrement, je le sentais vibrer dans sa voix. D’incompréhension je fronçais les sourcils, revenant à mon premier avis. Il devait y avoir quelque chose, à l'intérieur, qui empêchait tous les petits engrenages qui s'y emboîtaient de tourner en symbiose.

- Ouais, bien sûr. Pourquoi, y a un problème ? »

Tout venait de lui, je voyais aucune autre réponse Je n'avais pas particulièrement envie de perdre mon temps, mais il y avait cette étincelle dans ses yeux qui me tenait, qui me disais que j'avais pas intérêt à partir, que rester était la seule solution.

L'humeur du garçon changea, j'avais peut-être appuyé sur le fameux bouton qui le faisait vriller, je ne savais pas comment il fonctionnait, mauvaise manipulation et on en était là. Pourtant il me sauta pas à la gorge, il m'agressa pas, ça va. Ton ton était un peu vif mais c'était excusable, je le comprenais, c'était de devoir comme ça se remettre de ses émotions, c'était compliqué.

« - Ben, je sais pas, à toi de me dire. Tu sautes sur tous les joggers qui passent ? C'est ton trip ? Ta petite routine matinale ?

J'aurais bien répondu mais j'étais trop occupé à surveiller le spectacle que son visage m'offrait, je ne pouvais pas imaginer ce qu'il se passait à l'intérieur, même à l'extérieur c'était flou, discret, j'ignorais ce qu'il marmonna, ou peut-être même qu'il parlait, mais il fit un geste vers le sol.

- File-moi ma gourde.

S'en était trop et j'eu envie de rire, mais c'était juste un sourire en coin qui s'afficha, un sourire moqueur que je ne chercha pas à contrôler, ça m'amusait, je n'y pouvais rien. C'était toujours ceux qui n'avaient rien vécu, qui ne connaissaient que leur quotidien confortable, qui étaient capables de s'énerver pour si peu. Il se préoccupait des vaguelettes alors que je surveillais le tsunami.

- Tu vas te calmer tout de suite, l'avertis-je avec une nonchalance qui trahit a froideur, je me suis trompé de personne, ça arrive. Je pense que tu vas t'en remettre.

Je m'abaisserai pas à jouer les domestiques, c'était pas moi qui l'avais jeté, son truc, c'était lui qui avait pas eu la force de le tenir. En plus j'aurai pu agir comme lui, faire la même demande, mais pas ici, ça n'avait pas de sens. Tâtant ma poche arrière je sortais mon paquet de cigarette et le sortait, comptant, et le tandis vers lui.

- Allez, pour me faire pardonner je t'en offre une si tu veux. »

J'éludais quelque peu le fait qu'il sorte d'une séance de sort, s'il était pas trop con il fumait pas, de toutes manières c'était le geste qui comptait.

Je ne pensais pas qu'il accepterait mon offre, mais il le fit, et ça eut l'air de le calmer. Sa gourde gisait toujours au sol, mais je ne me permis aucun commentaire, je ne cherchais pas à provoquer, j'étais juste satisfait de pas avoir eu à la lui rendre, ni me battre contre. Quoi qu'il advienne j'aurais préféré l'éloigner d'un coup de pied que de me baisser pour la lui rendre, je me retenais de lui jeter un regard victorieux, mieux valait-il ne pas lui rappeler son existence. Il finit par la récupérer de lui-même, quel grand garçon, et se servit une cigarette alors que j'en prenais une aussi.

« - Pourquoi tu l'as pas dit plus tôt ? Que tu m'avais confondu avec quelqu'un d'autre, je veux dire. Qu'est-ce qu'il t'a fait le mec ?

- Attend, t'as l'impression de m'avoir laissé le temps ?

Il m'avait directement posé ses questions étranges – demandé comment j'allais – et après s'était emporté comme si je l'avais agressé, on pouvait presque considérer que c'était le cas, mais l'intention n'y était pas. C'était qu'une pauvre erreur que je n'avais pas pu expliquer, et j'avais pas pris la peine de le faire, à quoi bon, ce n'était rien. Pas très solide le type.

- Il m'a rien fait, il avait juste pas à être là. Je suis vif quand on me surprend. 

C'était faux, je gérais l'imprévu, pas l'angoisse à laquelle celui-ci pouvait me confronter. C'était plus la peur que j'avais éprouvée qui me rattrapait, ces longues années lors desquelles la terreur avait ce goût quotidien. J'enfouissais cette vérité sous des couches de mensonges qui le rendait indécelable.

- Et là, on peut dire que j'étais surpris, marmonnais-je avant de continuer d'une voix plus haute. Tu t'énerves toujours aussi vite toi ? »

J'avais pas envie qu'il ressasse mes mots pour essayer de les comprendre. Qu'il les laisse où ils étaient, comme je m'y appliquais.